Forteresse
du Ciel
Forteresse
du Singe
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Visite à Achung Namdzong (été 2001)
Françoise Robin
Le
jardinet entouré de hauts murets offre ses cosmos, ses asters,
ses œillets, à l'œil ravi du visiteur. Plus loin, un abricotier
a laissé tomber quelques fruits, près d'un four à
fumigation où des résidus de genévrier calcinés
attendent la prochaine offrande, qui aura lieu le lendemain matin et embaumera
les alentours, mais qui aura surtout pour tâche de purifier l'espace
de nos pollution, pour le rendre agréable aux divinités.
Dans le petit potager attenant, poussent quelques navets, des pois, de
la ciboulette et des pommes de terre.Je pénètre dans la
petite maison, coquette et bien tenue, sobre et fonctionnelle : une cuisine
d'abord où chaque matin, Demtchok Rangmo brûle du bois récolté
dans les forêts avoisinantes, pour faire bouillir la quantité
d'eau nécessaire à la consommation quotidienne de thé,
et pour préparer le maigre repas du jour (peu de viande, quelques
légumes du jardin, des pommes de terre et du pain principalement).
A droite, la resserre où sont gardées les provisions, à
gauche, la chambre-autel, qui comme partout en Amdo, est composée
d'un kang, estrade occupant toute la largeur et une grande partie de la
longueur de la petite pièce, que réchauffe le tuyau d'évacuation
de la cheminée de la cuisine qui passe sous cette estrade. Cette
pièce fait office de lit la nuit et de salon le jour, les couvertures
et couettes étant méticuleusement repliées tous les
matins et posées contre le mur afin de servir de dossier. Pour
compléter l'atmosphère de salon, on dispose lors des visites
d'hôtes, au centre de l'estrade, une minuscule table basse autour
de laquelle on s'assoit, on discute, on boit le thé salé,
tout en mangeant des tranches de koré, grande miche de pain ronde
et plat cuite dans un récipient en fonte posé dans les braises,
et que l'on trouve partout en Amdo. L'endroit le plus chargé -
symboliquement et matériellement - de cette pièce est l'autel,
qui fait face à l'estrade, et où sont accrochées,
punaisées, scotchées, des photos de saints personnages historiques,
vivants ou morts, ou de divinités, derrière quelques statuettes
alignées.
Le pire impair que peut commettre un invité est de dormir, la plante
des pieds face à ce sanctuaire... mais les nonnes, conscientes
de l'éventualité d'un acte sacrilège bien qu'involontaire,
s'emploient à indiquer à l'hôte la position à
adopter pour la nuit - ce qui n'est pas toujours simple quand les représentations
sacrées ornent plusieurs pans de mur, et que la nonne voisine s'en
mêle.
Le
complexe monastique de Achung Namdzong comprend environ cent vingt petites
résidences, entretenues plus ou moins nettement selon leur propriétaire,
mais dans l'ensemble, propres et coquettes. Les nonnes peuvent vivre seules,
ou à deux ou trois par résidence, auquel cas elles partagent
la cuisine et les toilettes (un trou dans le sol derrière la maison).
Chaque résidence a été construite par la famille
de l'occupante lors de sa prise de vœux. La nonnerie compte maintenant
deux cents pensionnaires, de sept à quatre-vingts ans, ce qui en
fait la plus importante de tout l'Amdo. Elle est sous la direction spirituelle
de Alak Drolo (Alak est le titre sous lequel on désigne respectueusement
les lamas réincarnés en Amdo, où on ne réserve
l'emploi de Rinpoché qu'au Dalaï Lama et au Panchen Lama),
un colosse de cinquante ans, quatrième incarnation du nom, et fort
réputé dans la pratique yogique et tantrique.
Outre les résidences des moniales, qui donnent au monastère
un air de village, le site compte aussi un alignement de huit stûpas
qui représentent les huit hauts faits du Bouddha Shâkyamuni,
un temple central qui fait office également de hall d'assemblée
pour les cérémonies qui requièrent la présence
de toutes les nonnes et qui est maintenant trop petit pour le nombre croissant
de religieuses, et la résidence du lama, bâtiment à
deux niveaux situé à un kilomètre et demi environ
de la nonnerie.
Il faut aussi mentionner le Tsé, temple abritant une haute statue
d'Avalokiteshvara sous sa forme à mille bras et onze têtes,
et des peintures murales consacrées elles aussi au bodhisattva
de la compassion, de facture récente, les gardes rouges de sinistre
mémoire ayant poussé le zèle pendant la "révolution
culturelle" jusqu'à grimper au sommet de ce haut pic (il faut
compter presque une heure de marche en pente raide pour l'atteindre) pour
mener à bien leur tâche destructrice. Le Tsé, vu du
bas de la vallée, ressemble à une pagodon chinois aux toits
recourbés dont le profil singulier se découpe sur le sommet
d'un des dix-huit namdzong (forteresse du ciel) qui ont donné leur
nom à ce lieu et qui dont l'alternance à l'infini rappelle
les paysages rouges et ocre des canyons nord-américains. Pour atteindre
son sommet, on longe une partie du pic éponyme d'Achung Namdzong
: son profil laisse entrevoir la forme de la lettre :- qui se nomme achung
en tibétain (petit a, par opposition à la lettre a, qui
s'écrit A- en tibétain).
J'arrive au Tsé, fourbue et le souffle court, pour y trouver outre
la nonne affectée à sa surveillance et aux offrandes, deux
nonnes totalement muettes. Ceci n'est plus pour me surprendre : à
Achung Namdzong, la pratique religieuse est très poussée,
et en cette période de yarné (retraite d'été),
toutes les nonnes font vœu de silence et de jeûne entre le petit-déjeuner
et le coucher du soleil (la consommation d'eau bouillie est toutefois
permise en journée). Cette période dure quarante-cinq jours,
du quinzième jour du sixième mois lunaire tibétain
au dernier jour du septième mois. Actuellement au Tibet, cette
session est vécue différemment selon les monastères
et la discipline qu'ils imposent à leurs occupants. A Achung Namdzong,
les visiteurs sont les bienvenus mais ne doivent pas briser les vœux de
silence et de jeûne des religieuses... Lesquelles s'autorisent toutefois
à marmotter quelques sons entre elles quand elles sont dans l'obligation
de communiquer... Mais j'apprends que le silence des nonnes rencontrées
au Tse n'a rien à voir avec le yarné. Elles sont en silence
et en jeûne (liquide et solide) un jour sur deux, quelle que soit
la période de l'année, et ont déjà accompli
mille journées selon cette modalité, c'est donc à
dire qu'elles alternent vie "normale" et privation depuis deux
mille jours, soit près de six ans. Toutes deux jeunes et apparemment
en bonne santé, elles ne semblent pas souffrir de cette ascèse,
bien au contraire.
Sur les deux cents nonnes du monastère, quatre se sont engagées
dans cette stricte discipline, suivant l'exemple de Yéshé
Drolma, yogini du début du dix-huitième siècle qui,
dit-on, fut l'instigatrice du premier centre religieux féminin
du lieu et atteignit l'Eveil dans une grotte voisine, après une
vie entière rythmée selon cette ascèse particulière.
Cinq nonnes font exception : les membres du comité d'administration
du couvent, désignées pour trois ans, qui sont exemptées
de yarné en raison de leurs tâches diverses (comptabilité,
administration) qui les obligent à de fréquents contacts
avec la vie laïque. Ce sont justement ces cinq nonnes que je rencontre
pour leur remettre 15000 FF (16000 Renminbi chinois, ou yuan), de la part
de l'ADEQ, et à qui nous j'avais remis
en mai cette année 10000 FF, dont une partie avait léguée
à l'association par les parents de Christian,
ami de Victoire et membre de l'ADEQ, en mémoire
de leur fils décédé brutalement après un voyage
au Sri Lanka en l'an 2000.
Ce don avait été l'occasion d'une longue cérémonie
de zhitro (du nom générique des divinités apaisées
et courroucées qui apparaissent à la 'conscience' de chaque
être qui traverse le bardo, cette période intermédiaire
entre la mort et la renaissance suivante) rassemblant toutes les nonnes
présentes à ce moment, où durant plus de cinq heures,
elles avaient prié pour la transfert du principe conscient - le
namshé - de Christian vers
des sphères d'existence supérieures.
Lors d'un conseil d'administration animé, à la lueur des
bougies vers lesquelles se dirigeaient immanquablement et régulièrement
des cousins, ces volatiles à longues pattes attirés par
la lumière, que les nonnes éloignaient scrupuleusement afin
de leur éviter une mort prématurée, je me suis fait
l'écho de l'appréhension de l'ADEQ
à équiper un sixième des nonnes et à en laisser
de côté la majorité, méthode qui serait sans
nul doute à la fois source d'électricité pour les
unes, mais surtout de tensions et de jalousie chez les autres. L'électricité
pour toutes attendra donc. Je propose donc d'équiper chaque résidence
en four solaire, grandes antennes paraboliques recouvertes de miroirs
que l'on oriente selon la course du soleil et qui amènent à
ébullition une bouilloire de deux litres en dix minutes. Le gain
est double : on ne pille plus la forêt avoisinante de son bois précieux
et en constante diminution, et les nonnes ne perdent plus de temps en
corvée de bois. Un four solaire coûte 150 FF, et pour cent
vingt résidences, il faudra compter 20000 FF et rajouter le transport,
soit 25000 FF.
Les fours fonctionneront l'été mais en hiver, les nonnes
souhaitent continuer à utiliser leur four en pisé alimenté
au bois, car sa combustion permet de chauffer le lit-estrade. Les cinq
nonnes responsables précisent toutefois que le hall d'assemblée
et de prière, où les nonnes sont parfois présentes
dès trois ou quatre heures du matin, ainsi que les parties communes
(cuisine, salle de réunion qui pourrait faire office de salle de
lecture commune), nécessitent d'être équipées
en électricité solaire au plus vite. Le prix de l'installation
est estimé à 20000 Y. Cependant, Alak Drolo a sollicité
de la centrale hydraulique voisine (vingt kilomètres) l'alimentation
en électricité de sa nonnerie. La réponse tarde à
venir, mais dans l'éventualité où cette requête
serait entendue, peut-être est-il raisonnable de pourvoir à
d'autres besoins plus pressants et qui ne risquent pas de s'avérer
caducs d'ici quelques années : ainsi, l'équipement en tables,
chaises, manuels, tableaux, de la petite école qu'Alak Drolo a
fait récemment construire sur le site de la nonnerie, ou bien une
pompe à eau qui éviterait la corvée d'eau pénible
qui accable quotidiennement toutes les nonnes, sans parler de la réparation
des canaux d'irrigation en amont du monastère qui, il y a peu encore,
alimentaient en eau les quelques champs qu'il possède et dont les
nonnes s'occupent, et qui a été emporté par les pluies
torrentielles de l'été dernier, tout comme l'a été
la route qui mène de l'embarcadère (Achung Namdzong est
accessible après une heure de bateau sur le barrage hydroélectrique)
au monastère.
Les pourparlers terminés, je suis repartie, non sans avoir remis
1200 FF à Alak Drolo, toujours au nom de l'ADEQ,
afin qu'il les offre au Monastère des Désirs Blancs dont
il a été question dans un numéro précédent
du bulletin de l'ADEQ. Et, près de
deux mois plus tard, alors que je visitais l'ancien palais d'été
des Dalaï Lama, le Norbulinka de Lhasa, à 1500 kilomètres
de là, une ombre rasée et vêtue de rouge m'a prise
par la main dans une des chapelles : c'était une nonne d'Achung
Namdzong, qui avait retrouvé la parole, et venait effectuer un
pèlerinage dans la ville sainte de Lhasa et ses environs. Elle
m'a glissé un petit pain sec dans la main, tout droit venu de ce
monastère où la sagesse et la compassion sont élevées
au rang d'art de vivre, et de mourir.
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